9

 

 

Même jour, quelques heures plus tard. Enfin, on était au beau milieu de la nuit, en fait. J’étais sur le point de me jeter dans la gueule du loup (des loups, en l’occurrence), et je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même. Après une série de coups de fil, Lèn et Furnan étaient parvenus à s’entendre sur un lieu de rendez-vous. Je les avais imaginés assis face à face à une table, leurs bras droits respectifs en faction derrière eux, prêts à tirer toute cette affaire au clair. Mme Furnan arriverait, le couple serait de nouveau réuni et tout le monde serait content – plus détendu, du moins. Et je ne serais pas sur la photo souvenir. Je ne ferais même pas partie du décor.

Et pourtant, je me retrouvais dans une zone industrielle désaffectée de Shreveport, celle-là même qui avait servi de cadre à la dernière élection du chef de meute. Enfin, Sam était avec moi, c’était déjà ça. Il faisait noir et froid. Le vent malmenait mes cheveux. Je dansais d’un pied sur l’autre, pressée d’en finir. Quoiqu’il ne soit pas aussi fébrile que moi, je savais que Sam était lui aussi sur des charbons ardents.

C’était ma faute s’il était là. Il brûlait tellement de savoir ce qui se passait chez les lycanthropes que j’avais fini par le lui dire. Après tout, si quelqu’un passait la porte de Chez Merlotte avec l’intention de me descendre, Sam avait bien le droit de savoir pourquoi son bar se trouvait transformé en passoire. J’avais bataillé ferme, quand il m’avait annoncé qu’il comptait m’accompagner. Mais le résultat était là : lui et moi, dans le noir et le froid, au milieu de nulle part.

Peut-être que je me racontais des histoires. Peut-être que je ne m’étais pas opposée si fermement que ça à sa venue. Peut-être que je voulais avoir le soutien d’une présence amicale, quelqu’un sur qui compter à mes côtés. Peut-être que j’avais tout simplement la trouille – OK, OK, le dernier « peut-être » était franchement superflu.

L’air était vif, et on avait tous les deux opté pour le ciré à capuche. Non qu’on ait vraiment besoin des capuches, mais, si le froid s’accentuait, on serait sans doute bien contents de les mettre. La zone industrielle désaffectée, plongée dans un silence lugubre, s’étendait tout autour de nous. On avait atterri dans l’aire de chargement d’une ancienne société de transport routier qui avait dû faire dans le lourd. Dans la lumière glauque des quelques lampadaires qui s’allumaient encore, les grandes portes métalliques coulissantes devant lesquelles se rangeaient les camions pour être déchargés ressemblaient à de gros yeux brillants.

À dire vrai, il y avait un paquet d’yeux brillants, dans les environs, cette nuit-là. On se serait cru dans West Side Story : les Sharks et les Jets s’apprêtaient à négocier. Euh... pardon, les loups-garous de la bande de Furnan et les loups-garous de la bande de Herveaux. Les deux clans de la meute allaient peut-être trouver un terrain d’entente. Ou pas. Et, au beau milieu de la mêlée, comme deux cheveux sur la soupe, se tenaient Sam le changeling et Sookie la télépathe.

En sentant approcher cette espèce de vibration rougeâtre qu’émettaient, pour moi, les cerveaux des lycanthropes, je me suis tournée vers Sam et je lui ai dit que je regrettais du fond du cœur de l’avoir laissé venir avec moi.

— J’aurais mieux fait de me taire, ai-je déploré.

— Tu as pris l’habitude de me cacher des choses, Sookie. Mais je veux que tu me dises ce qui t’arrive. Surtout si c’est dangereux.

La méchante petite brise qui s’insinuait entre les bâtiments chahutait sa crinière blonde aux reflets cuivrés. C’était la première fois que je sentais aussi fortement sa différence : Sam est un vrai changeling, un spécimen plutôt rare dans la communauté des Cess. Il peut prendre n’importe quelle forme. Il préfère celle du chien parce que c’est un animal familier généralement amical et qu’on tire rarement sur un chien. J’ai plongé dans l’azur de ses prunelles. Il y avait quelque chose de sauvage dans son regard.

— Ils sont là, m’a-t-il annoncé, le nez levé comme s’il humait l’air.

Bientôt, les deux clans se sont retrouvés à trois mètres de nous, un de chaque côté. Les choses sérieuses allaient commencer.

J’ai reconnu plusieurs visages, parmi les loups-garous du clan Furnan – les plus nombreux. L’inspecteur Cal Myers en faisait partie. Furnan ne manquait pas de culot de venir avec Cal, alors même qu’il clamait son innocence. J’ai aussi reconnu l’adolescente que Furnan avait prise pour célébrer sa victoire sur Jackson Herveaux – une sorte de récompense, en somme. Elle semblait avoir vieilli de mille ans.

La bande de Lèn comprenait la rousse Amanda – qui m’a saluée de la tête, la mine fermée – et quelques autres lycanthropes que j’avais vus à La queue du Loup, le soir où j’y étais allée avec Quinn. La serveuse filiforme qui portait ce jour-là un corselet de faux cuir rouge se trouvait juste derrière Lèn. Elle était à la fois surexcitée et morte de peur. A ma grande surprise, Dawson était là aussi. Il faut croire qu’il n’était pas aussi «loup solitaire » qu’il voulait bien le laisser penser.

S’écartant de leurs partisans, Lèn et Furnan se sont alors avancés.

Voici comment il était prévu que les pourparlers – les négociations, la rencontre au sommet, appelez ça comme vous voulez – se déroulent : je devais prendre place entre Lèn et Furnan, chacun d’eux me tenant la main, et j’étais censée jouer les détecteurs de mensonges sur pattes pendant qu’ils discuteraient. J’avais juré de dire à chacun si l’autre mentait – pour autant que mon don me le permettait, du moins. Je suis certes capable de lire dans l’esprit d’autrui, mais on peut orienter ses pensées, les modifier ou même les cacher. Je ne m’étais encore jamais prêtée à ce genre d’exercice et j’espérais me montrer à la hauteur de l’enjeu. Peut-être que, grâce à ma modeste contribution, je pourrais indirectement mettre un terme à ce jeu de massacre.

Lèn s’est approché de moi avec raideur, la dureté de ses traits encore accentuée par la lumière crue des lampadaires. C’est seulement à ce moment-là que j’ai remarqué à quel point il avait maigri, et vieilli aussi. Il commençait à grisonner, lui qui avait auparavant une belle crinière d’un noir bleuté, quand son père était encore en vie. Patrick Furnan n’avait pas l’air d’aller mieux. Il avait toujours eu une certaine tendance à l’embonpoint, mais, là, il semblait bien avoir pris neuf ou dix kilos. L’exercice du pouvoir ne lui avait pas réussi. Et le choc causé par l’enlèvement de sa femme avait laissé des traces.

J’ai alors fait quelque chose que je n’aurais jamais cru faire un jour : je lui ai pris la main. J’ai immédiatement été assaillie par le déferlement de ses pensées. J’avais du mal, d’habitude, à pénétrer l’esprit des Cess. Mais il était tellement concentré que je parvenais à me faufiler sans difficulté dans son tortueux cerveau de lycanthrope. J’ai tendu ma main gauche à Lèn. Il l’a serrée si fort que, sur le coup, j’ai été submergée. Au bout d’une bonne minute, et au prix d’un effort colossal, j’ai réussi à canaliser leurs pensées pour ne pas me laisser déborder. Il leur serait assurément facile de mentir de vive voix, mais ce le serait beaucoup moins mentalement. Pas en continu, du moins, et pas de façon cohérente. J’ai fermé les yeux. Ils ont tiré à pile ou face. C’est Lèn que le sort a choisi pour poser la première question.

— Pourquoi avez-vous tué ma femme, Furnan ? C’était une pur-sang et elle était aussi douce qu’un lycanthrope peut l’être.

Prononcer ces mots semblait lui arracher la gorge.

— Je n’ai jamais ordonné à aucun des miens de tuer l’un des vôtres, a affirmé Furnan, avec une telle lassitude qu’on en venait à se demander comment il tenait encore debout.

Et, côté mental, c’était à peu près la même chose : ses pensées s’enchaînaient lentement, péniblement, suivant le chemin qu’elles avaient fini par creuser à force d’être ressassées. Elles étaient plus faciles à lire que celles de Lèn. Il était sincère.

Lèn était tout ouïe, lui aussi. Il s’est empressé de préciser sa pensée.

— Avez-vous commandité, auprès de quelqu’un d’extérieur à la meute, le meurtre de Maria-Star, de Sookie et de Mme Larrabee ?

— Je n’ai jamais donné l’ordre à qui que ce soit de tuer l’un des vôtres, a répondu Furnan. Jamais.

J’ai confirmé :

— Il pense ce qu’il dit.

Malheureusement, Furnan n’en avait pas fini.

— Je vous hais, a-t-il poursuivi de cette même voix morne. Et je serais ravi que vous vous fassiez écraser. Mais je n’ai tué personne.

— Ça aussi, il le pense, ai-je maugréé.

Il n’aurait pas pu la fermer, non ?

— Comment pouvez-vous prétendre être innocent alors que Cal Myers est là, à vos côtés, et qu’il a poignardé Maria-Star à mort ? a fulminé Lèn.

Furnan a eu l’air troublé.

— Cal n’a rien à voir là-dedans, a-t-il protesté.

— Il pense ce qu’il dit, ai-je assuré à Lèn.

Puis je me suis tournée vers Furnan.

— C’est Cal qui a assassiné Maria-Star.

Bien qu’extrêmement concentrée, j’ai parfaitement perçu les murmures qui commençaient à se faire entendre autour de Cal Myers et j’ai vu les autres partisans de Furnan s’écarter de lui comme s’il avait la peste.

C’était au tour de Furnan de poser une question.

— Ma femme, a-t-il murmuré d’une voix enrouée. Pourquoi elle ?

— Je n’ai pas enlevé Libby, a affirmé Lèn. Je ne m’en prendrais jamais à une femme, encore moins à une pur-sang avec des petits. Et je n’ordonnerais jamais à personne de le faire.

Il était sincère.

— Lèn ne l’a pas fait et n’en a pas donné l’ordre, ai-je confirmé.

Mais Lèn vouait une haine farouche à Patrick Furnan. Rien n’obligeait Furnan à tuer Jackson Herveaux, à la fin de la dernière épreuve de la compétition qui les avait opposés pour l’élection du chef de meute. Pourtant, il l’avait fait. Il avait préféré commencer son règne en éliminant son rival. Autrement dit, en s’ôtant une belle épine du pied : Jackson Herveaux ne se serait jamais soumis à son autorité.

Il l’aurait constamment remise en cause et ce, pendant des années. Je recevais des ondes des deux côtés, des bribes d’idées si violentes que ma tête me semblait sur le point d’exploser.

— Calmez-vous, tous les deux, leur ai-je ordonné.

Derrière moi, je sentais Sam, sa chaleur, le rayonnement de son esprit en alerte.

— Ne me touche pas, Sam, d’accord ? lui ai-je soufflé.

Il a compris et a reculé.

— Aucun de vous deux n’a tué celles qui ont été assassinées. Et aucun de vous deux n’a commandité leur meurtre. Pour autant que je sache, ai-je ajouté par précaution.

— Livrez-nous Cal Myers, qu’on l’interroge, a aboyé Lèn.

— Mais alors, où est ma femme ? a grondé Furnan au même moment.

— Morte et enterrée, a répondu une voix claire et forte. Et je suis prête à la remplacer. Quant à Cal, il est à moi.

On a tous levé la tête, parce que la voix provenait du toit d’un des bâtiments. Il y avait quatre loups-garous là-haut, et la petite brune qui venait de parler était la plus près du bord. Elle avait un vrai sens de la mise en scène, il faut le reconnaître. Les femmes, chez les lycanthropes, peuvent avoir une certaine position et un certain pouvoir, mais elles ne peuvent jamais accéder au statut de chef de meute. Pourtant, du haut de son mètre soixante, cette femme-là était manifestement puissante et obéie. Elle s’était préparée à changer de forme, ce qui signifie qu’elle était nue. À moins qu’elle n’ait voulu montrer à Furnan ce qu’elle avait à lui offrir. Autrement dit : beaucoup, tant en quantité qu’en qualité.

— Priscilla ! s’est exclamé Furnan.

Vous imaginez un loup-garou appelé Priscilla, vous ? Je n’ai pas pu retenir le sourire que je sentais se dessiner sur mes lèvres. Ce n’était pourtant pas le moment.

— Vous la connaissez ! a aussitôt accusé Lèn en fusillant Furnan du regard. Elle fait partie de votre plan, c’est ça ?

J’ai répondu à la place de Furnan. C’est sorti tout seul.

— Non.

J’ai tenté de faire le tri parmi toutes les pensées qui m’assaillaient, pour en trouver une à laquelle me raccrocher.

— Furnan, Cal est sous la coupe de Priscilla. Il vous a trahi.

— Je me suis dit que si je liquidais trois ou quatre femelles clés, vous vous entre-tueriez, a repris Priscilla dans un ricanement. Dommage que ça n’ait pas marché !

— C’est qui, celle-là ? a grondé Lèn, s’adressant toujours à Furnan.

— C’est la femelle d’Arthur Hebert, un chef de meute du comté St. Catherine.

St. Catherine était à des lieues d’ici, dans le Sud, juste à l’est de La Nouvelle-Orléans, la région qui avait pris Katrina de plein fouet.

— Arthur est mort, a déclaré Priscilla Hebert. Nous n’avons plus de territoire. Il nous faut le vôtre.

Eh bien, ça avait le mérite d’être clair.

— Cal, pourquoi as-tu fait ça ? a demandé Furnan en se tournant vers son bras droit.

Cal aurait dû sauter sur le toit pendant qu’il en était encore temps. Les alliés de Furnan et ceux de Lèn formaient désormais un cercle autour de lui.

— Cal est mon frère, a annoncé Priscilla. Et vous n’avez pas intérêt à toucher à un cheveu de sa tête ni même à un seul poil de sa fourrure.

Mais il y avait comme une petite pointe de désarroi dans sa voix, subitement. Cal a levé les yeux vers sa sœur. Il avait parfaitement réalisé dans quel pétrin il se trouvait, et je lisais dans son esprit qu’il aurait préféré qu’elle se taise.

Ce devait être sa dernière pensée.

Le bras de Furnan, soudain couvert de poils, a semblé jaillir de sa manche. Il a frappé son ex-lieutenant au ventre, avec une telle force qu’il l’a carrément éviscéré d’un coup. Les griffes de Lèn ont emporté l’arrière de la tête de Cal alors que, déjà, son corps s’écroulait. Le sang du traître a giclé au-dessus de moi en décrivant un arc parfait. Dans mon dos, je sentais Sam vibrer de cette énergie annonciatrice d’une métamorphose prochaine, déclenchée par la tension palpable, l’odeur du sang et le petit cri qui m’avait échappé.

Priscilla a poussé un rugissement de rage et de douleur et, avec une grâce surhumaine, a bondi du toit sur le parking, à la tête de ses troupes.

La guerre était déclarée.

On s’est mêlés aux loups de Shreveport, Sam et moi. Comme la meute de Priscilla commençait à se refermer en tenaille sur nous, Sam m’a annoncé :

— Je vais me changer, Sookie.

Je ne voyais pas vraiment ce qu’un colley allait bien pouvoir faire dans une telle situation, mais j’ai acquiescé :

— OK, boss.

Il m’a regardée avec un petit sourire en coin, s’est déshabillé en deux temps, trois mouvements et s’est accroupi. L’air frais de la nuit s’est soudain empli de bruits bizarres, ces frottements visqueux qui évoquent des cailloux remués dans un magma épais et accompagnent la métamorphose de l’homme en animal. D’énormes loups se redressaient et s’ébrouaient tout autour de moi. J’ai reconnu sans peine Lèn et Furnan parmi eux. J’ai essayé de compter les membres de la meute de Shreveport – qui, tout à coup, faisaient bloc face à l’ennemi commun –, mais ils se déplaçaient, prenant position pour se préparer à l’attaque, et il était impossible de les dénombrer.

Je me suis retournée pour caresser Buffy – c’était le nom que j’avais donné au colley de Sam avant de découvrir que le chien et l’homme ne faisaient qu’un – et je me suis retrouvée nez à nez avec un... lion !

— Sam ? ai-je soufflé, la gorge soudain nouée.

Le rugissement qu’il a poussé en réponse a semblé arrêter le temps : tout s’est figé pendant un moment. Au début, les loups de Shreveport ont paru tout aussi terrifiés que ceux de St. Catherine. Mais ils ont apparemment fini par comprendre que Sam était de leur côté, et de petits jappements d’excitation se sont élevés entre les bâtiments abandonnés.

Puis la bataille a commencé.

Sam tournait autour de moi, essayant de me protéger partout à la fois. Vainement, évidemment – bel effort, cependant. Il faut dire qu’en tant qu’humaine, désarmée qui plus est, j’étais complètement sans défense, dans cette mêlée. Ce n’était pas une sensation très agréable – c’était même absolument terrifiant, pour tout vous avouer.

J’étais ce qui se faisait de plus vulnérable dans la place.

Sam était magnifique. Ses énormes pattes fendaient l’air et, quand il frappait un loup de plein fouet, le loup tombait et ne se relevait pas. Quant à moi, je sautais partout, bondissant comme un elfe fou, faisant de mon mieux pour ne pas me trouver dans les pattes des combattants. Je ne parvenais pas à avoir une vue d’ensemble de la bataille. Mais j’ai quand même compris que des groupes de loups de St. Catherine se dirigeaient vers Furnan, vers Lèn et vers Sam. Ces petits commandos avaient visiblement été chargés d’éliminer les leaders. Autant dire que tout ça avait été bien orchestré. Priscilla Hebert n’avait pas réussi à sortir son frère à temps du guêpier dans lequel elle l’avait fourré, mais ça ne l’empêchait pas de mettre son plan à exécution.

Comme je ne représentais pas une menace, personne ne semblait faire attention à moi. Mais avec ma chance habituelle, j’allais bien finir par me faire assommer par un de ces combattants acharnés et par me retrouver dans un tout aussi sale état que si j’avais été visée. Priscilla, qui s’était changée en louve grise, avait, quant à elle, choisi Sam comme adversaire. Sans doute voulait-elle prouver que c’était elle qui avait le plus de cran, puisqu’elle s’attaquait à la plus grosse et à la plus dangereuse de toutes les cibles. Mais, tandis qu’elle se frayait un chemin vers le lion, Amanda ne cessait de lui mordre les pattes postérieures. Priscilla s’est d’abord contentée de tourner la tête vers l’importune – plus petite qu’elle et donc sans doute indigne de son intérêt – en retroussant les babines. Amanda s’écartait immédiatement, esquivant sa rivale avec souplesse. Mais, à peine Priscilla reprenait-elle sa progression vers le lion qu’Amanda repartait à l’attaque. Elle a fini par la mordre si fort que l’os de la patte a cédé. À la simple irritation venait de succéder la douleur. Cette fois, Priscilla a riposté de toute la puissance de sa fureur. Avant même que j’aie le temps de souffler un « Oh, non ! » épouvanté, elle avait déjà refermé ses mâchoires d’acier sur le cou d’Amanda et lui avait brisé la nuque.

Alors que je restais là à la regarder, pétrifiée d’horreur, la féroce louve grise a laissé choir la dépouille de sa victime pour faire aussitôt volte-face et se ruer sur Sam. Elle lui a sauté sur le dos et lui a planté ses crocs dans le cou. Il a eu beau se secouer dans tous les sens, impossible de la déloger.

C’est alors que quelque chose en moi a craqué, aussi sûrement que les vertèbres dans la nuque d’Amanda. J’ai complètement perdu la tête et j’ai bondi sur la louve, comme si j’en étais une, moi aussi, une louve défendant son petit. Pour éviter de glisser, j’ai noué les bras autour du cou de Priscilla et j’ai plaqué mes cuisses contre ses flancs. Puis je me suis mise à serrer jusqu’à avoir pratiquement l’impression de m’enlacer moi-même. Cependant, Priscilla refusait toujours de lâcher prise. Elle s’est mise à se balancer d’un bord à l’autre pour essayer de me faire tomber. Mais je m’agrippais à elle comme un petit singe se cramponne à sa mère – dans la version kamikaze du genre.

Elle a fini par relâcher son emprise sur Sam pour s’occuper de moi. Je serrais, je serrais, je serrais de toutes mes forces. Elle a voulu me mordre, mais, vu ma position, elle ne parvenait pas à m’atteindre. Tout juste réussissait-elle à m’égratigner les mollets de la pointe de ses crocs, en se tordant le cou. Je sentais à peine la douleur, et cela ne m’empêchait pas de resserrer mon étreinte. Je commençais à avoir horriblement mal aux bras, mais, si jamais je flanchais, je savais que j’étais bonne pour rejoindre Amanda.

Tout cela n’a duré qu’un instant, mais j’ai eu l’impression d’essayer d’étrangler cette maudite louve durant une éternité. Je ne lui disais pas intérieurement : « Crève, crève ! » non plus ; je voulais juste qu’elle arrête de faire ce qu’elle faisait. Et elle n’arrêtait pas, bon sang ! Et puis, soudain, il y a eu un autre rugissement assourdissant, et d’énormes crocs ont étincelé à moins de trois centimètres de mon bras. J’ai compris qu’il était temps pour moi de passer le relais. À la seconde où j’ai lâché prise, je suis tombée de mon perchoir et j’ai roulé à terre avant de m’arrêter quelques mètres plus loin.

Il y a alors eu une sorte de petit pop ! et Claudine est subitement apparue au-dessus de moi. Elle était en débardeur et en pantalon de pyjama et elle avait un oreiller à la main. Entre ses jambes rayées, j’ai vu le lion arracher la tête de la louve d’un coup de dents, la recracher posément, puis se redresser pour surveiller les alentours et évaluer la prochaine menace.

Un des loups a soudain sauté à la gorge de Claudine. J’ai alors eu la preuve qu’elle était bien réveillée. Elle l’a attrapé par les oreilles et l’a envoyé valser, profitant de l’élan qu’il avait pris pour le projeter au loin comme un vulgaire paquet de linge sale. En un clin d’œil, elle s’était débarrassée de l’énorme bête aussi facilement qu’un gamin shootant dans une canette vide. Le loup s’est écrasé sur le quai de déchargement avec un craquement sinistre qui avait quelque chose de définitif. La vitesse à laquelle ce petit problème avait été réglé m’a laissée sans voix.

Et Claudine n’avait même pas bougé ! Un pied de chaque côté de mon torse, elle montait la garde, fidèle au poste. Quant à moi, pas si bête, je me tenais tranquille, vous pouvez me croire. En fait, j’étais surtout morte de fatigue et de peur, et quelque peu ensanglantée, par-dessus le marché – quoique seul le sang qui maculait mes jambes m’ait semblé être le mien. C’est fou ce que vous pouvez être vidé, après un combat. Ça dure si peu de temps ; pourtant, en un éclair, toutes vos ressources physiques et psychiques sont épuisées. Enfin, chez les humains, du moins. Claudine paraissait plutôt en forme, pour sa part.

— Allez ! Amène-toi, tas de poils ! a-t-elle jeté à un loup-garou qui se faufilait derrière elle, en lui faisant signe d’approcher des deux mains.

Elle s’était retournée-en réalité, seul son torse avait pivoté : une manœuvre absolument impossible à exécuter pour un humain ordinaire. Le loup a bondi. Même faute, même punition : il a n’a pas tardé à rejoindre son congénère. Et Claudine n’était même pas essoufflée. Ses yeux étaient plus grands que d’habitude, son regard plus résolu, et elle s’était ramassée sur ses jambes, en position de combat, manifestement prête à en découdre.

Rugissements, grondements, aboiements et hurlements de douleur n’avaient cessé de monter en puissance – ainsi que d’autres bruits suspects que je préférais ne pas chercher à identifier. Cependant, au bout de cinq ou six minutes de lutte acharnée, le silence est peu à peu retombé.

Claudine ne m’avait pas accordé un regard jusque-là, trop occupée à assurer ma défense pour cela. Quand elle a enfin baissé les yeux vers moi, je l’ai vue grimacer. Je devais être en piteux état.

— Je suis arrivée un peu tard, s’est-elle excusée, en m’enjambant pour venir se placer sur le côté.

Elle s’est penchée pour me tendre la main. En un clin d’œil, je me suis retrouvée debout. Je l’ai serrée dans mes bras, non seulement parce que j’en avais envie, mais aussi parce que j’en avais besoin. Claudine sent toujours divinement bon, et son corps semble curieusement plus ferme que celui d’un humain. Elle a paru ravie de me rendre mon étreinte et on est restées dans les bras l’une de l’autre un long moment, le temps que je me remette de mes émotions.

J’ai ensuite relevé la tête pour jeter un regard circulaire. J’appréhendais ce que j’allais voir. Les vaincus gisaient pêle-mêle autour de nous, sur le sol maculé de taches sombres. Ici et là, un loup mal en point fouillait du museau les tas de cadavres, à la recherche d’un compagnon. Le lion était couché à quelques mètres de nous. Il haletait et sa fourrure était ensanglantée. Il avait une plaie ouverte au garrot – la blessure causée par Priscilla – et une autre morsure au niveau de l’échiné.

Je ne savais pas par où commencer.

— Merci, Claudine, ai-je murmuré en l’embrassant sur la joue.

— Je n’arriverai pas toujours à temps, m’a-t-elle avertie. Ne crois pas que tu puisses compter sur un sauvetage systématique.

— Est-ce que je me balade avec une espèce de bouton d’alarme quelque part ? Un truc relié au commissariat central des fées ou quelque chose de ce genre ? Comment as-tu su que j’avais besoin de toi ?

J’ai bien vu qu’elle ne me répondrait pas.

— Quoi qu’il en soit, je te dois une fière chandelle. Au fait, tu sais que j’ai rencontré mon arrière-grand-père, j’imagine ?

Je me sentais d’humeur loquace, subitement. Le bonheur d’être encore en vie, j’imagine.

Elle a hoché la tête avec une certaine révérence.

— Le prince est mon grand-père, m’a-t-elle expliqué.

— Oh ! Alors, on est un peu cousines ?

Elle a baissé les yeux vers moi. Son regard noir était profond et serein. Elle n’avait vraiment rien d’une femme qui venait juste de tuer deux loups en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.

— Oui, je suppose.

— Et alors, comment tu l’appelles ? Grand-papa ? Papy ?

— Je l’appelle « sire ».

— Oh !

Elle s’est éloignée pour examiner de plus près les deux lycanthropes dont elle s’était si prestement débarrassée (j’étais sûre qu’ils étaient bien morts, quant à moi). J’en ai profité pour aller voir le lion. Je me suis accroupie à côté de lui et je lui ai passé le bras autour du cou. Il a émis une sorte de grondement sourd. Machinalement, je lui ai gratouillé le front et l’arrière des oreilles, comme je le faisais avec Bob. Le grondement s’est amplifié.

— Je te remercie du fond du cœur, Sam, lui ai-je dit. Tu m’as sauvé la vie. Es-tu grièvement blessé ? Est-ce que je peux te soigner ?

Le lion a poussé un gros soupir et a posé la tête par terre.

— Tu es fatigué ?

L’air autour de lui a commencé à vibrer, et je me suis écartée. Je savais ce qui allait arriver. Quelques instants plus tard, le corps couché à côté de moi n’était plus celui d’un félin mais celui d’un homme. Je l’ai examiné avec anxiété. Il avait toujours des plaies, mais elles étaient beaucoup plus petites que celles du lion qu’il avait été. Tous les changelings sont dotés de capacités d’auto-guérison stupéfiantes. Je ne me suis même pas formalisée de voir mon boss nu comme un ver. C’est dire à quel point ma vie avait changé. J’avais largement dépassé ça, maintenant – encore une chance, parce que j’étais littéralement entourée de mecs à poil (enfin, avec beaucoup moins de poils qu’avant, et il y avait aussi pas mal de nanas dans le tas). Les cadavres recouvraient forme humaine, de même que les loups blessés.

Le spectacle était moins difficile à supporter, quand tous ces corps étaient encore sous leur forme animale.

Cal Myers et sa sœur Priscilla étaient morts – rien d’étonnant –, tout comme les deux lycanthropes dont Claudine s’était occupée. Amanda était morte. La fille filiforme que j’avais vue à La queue du Loup avait survécu, malgré de graves blessures à la cuisse. J’ai aussi reconnu le serveur d’Amanda. Il semblait indemne. À la manière dont il se tenait, Tray Dawson avait vraisemblablement le bras cassé.

Patrick Furnan gisait au centre d’un cercle de cadavres et de blessés, tous du clan de Priscilla. J’ai réussi non sans difficulté à me frayer un chemin jusqu’à lui. Je sentais tous les yeux posés sur moi, tant ceux des humains que ceux des lycanthropes encore sous leur apparence de bête. J’ai cherché sa carotide : rien. J’ai tâté son pouls : rien. J’ai même posé la main sur son cœur : rien.

— C’est fini, leur ai-je annoncé.

Tous les loups survivants se sont alors mis à hurler à la mort. Brrr ! Mais le plus impressionnant, c’étaient encore les hurlements des lycanthropes qui avaient repris forme humaine.

Lèn s’est avancé vers moi d’un pas chancelant. En dépit des grandes traînées de sang coagulé qui recouvraient son torse, il ne semblait pas sérieusement blessé. Il a enjambé le cadavre de Priscilla, lui donnant un coup de pied au passage. Puis il est venu s’agenouiller auprès de Patrick Furnan, tête baissée comme s’il lui rendait un dernier hommage. Quand il s’est relevé, il avait le regard sombre, une expression féroce et résolue dans les prunelles.

— Je suis le chef de cette meute ! a-t-il alors proclamé avec force.

Un étrange silence a envahi le champ de bataille – le temps pour les survivants de se faire à cette idée, sans doute.

— Il vaut mieux que tu partes, maintenant, m’a conseillé Claudine, derrière moi.

J’ai sursauté. J’étais restée figée, fascinée par la beauté de Lèn, par cette sorte de sauvagerie primitive qui émanait de lui.

— Hein ? Pourquoi ?

— Ils vont célébrer leur victoire, m’a-t-elle expliqué. Et l’accession au statut de chef de meute de leur nouveau leader.

Joignant les poings, la serveuse filiforme les a brusquement abattus sur le crâne d’un ennemi tombé à terre, mais toujours vivant jusqu’alors. Les os se sont brisés avec un craquement sinistre. Tout autour de moi, les vaincus étaient exécutés – les plus grièvement blessés, du moins.

Un petit groupe de trois d’entre eux, deux femmes et un adolescent, se sont traînés aux pieds de Lèn pour s’agenouiller devant lui, la tête rejetée en arrière. Ils lui offraient leur gorge en signe de soumission. Lèn était dans un état d’extrême – et manifeste – excitation. Je me suis souvenue de la façon dont Patrick Furnan avait célébré sa propre victoire, lors de l’élection du chef de meute. Je me suis demandé si Lèn allait tuer ses otages ou les violer. J’ai voulu protester. Mais avant que j’aie ouvert la bouche – sans bien savoir ce que j’allais dire, d’ailleurs –, la main de Sam m’avait déjà bâillonnée. J’étais folle de rage et d’indignation. Mais j’ai eu beau lui faire les gros yeux, il n’a rien voulu savoir. Il s’est contenté de secouer la tête avec fermeté. Il a soutenu mon regard furibond pendant un long moment, pour s’assurer que j’allais me tenir tranquille, puis il a ôté sa main. Il m’a alors prise par la taille pour m’entraîner brusquement à l’écart. Claudine nous a emboîté le pas tandis qu’on s’éloignait tous les deux à grandes enjambées. Je regardais obstinément devant moi.

J’ai essayé de ne pas prêter attention aux bruits qui s’élevaient derrière moi. Je préférais ne pas savoir.

Pire que la mort
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